AU milieu de la nuit, comme presque toutes les nuits, Samuel Frend s’était levé pour aller boire un verre d’eau. Une heure plus tard, il fut réveillé par une vive douleur dans le ventre, accompagnée de spasmes qui lui soulevaient l’estomac. Il vomit, se rinça la bouche et but un autre verre d’eau, avec un comprimé d’aspirine. La douleur et les spasmes se calmèrent. Au cours de sa vie mouvementée, Frend n’avait jamais éprouvé de tels symptômes. Il se demandait si quelqu’un avait percé son identité et cherché à l’empoisonner et avec quoi. C’était peu probable, mais pas impossible. Le front moite, les muscles du ventre encore endoloris, il se rendormit alors qu’il récapitulait ses rencontres de la veille, pour essayer de deviner quand et comment on aurait pu lui administrer le poison.
De nouvelles douleurs le réveillèrent. Comme il ouvrait les yeux, son écran s’alluma tandis que résonnaient les sonneries de l’appel général. Il eut le temps, avant de courir vers la salle de bains, de voir apparaître le buste d’un homme revêtu de la combinaison rouge des chimistes. Il l’avait déjà rencontré, mais ne connaissait pas son nom.
Tandis que la révolte de son estomac vide le tordait au-dessus du lavabo, il entendit la voix de l’homme crier :
— Ne buvez pas ! Ne buvez pas d’eau ! L’eau est empoisonnée ! Ne buvez ni aux robinets, ni aux fontaines, ni aux ruisseaux ! Ne buvez pas !
Il fit retentir de nouveau, longuement, le signal d’appel, s’adressa particulièrement aux enfants du jardin en leur demandant de réveiller ceux qui dormaient encore, renouvela sa mise en garde, et raconta rapidement ce qui lui était arrivé.
Et les quelques enfants et adultes qui avaient, comme lui, bu de l’eau au cours de la nuit reconnurent, comme Frend les reconnut, les symptômes qu’ils avaient éprouvés. Mais parce qu’il était chimiste, il avait eu un réflexe de chimiste. Ne sachant pas dans quoi il avait avalé le toxique qui lui tourmentait les entrailles, il avait commencé par analyser l’eau de son robinet. Et il avait trouvé…
— L’eau contient un corps étranger. Je ne sais pas ce que c’est, je n’ai pas eu le temps de faire des analyses assez poussées. Mais je puis vous dire que l’eau se trouble ou se colore à certains réactifs, alors qu’elle devrait rester claire et incolore. Je ne pense pas que ce soit un poison dangereux, car je ne serais pas là pour vous en parler : mais il fait mal, comme ceux qui ont bu ont pu s’en rendre compte. Je suis allé faire un prélèvement dans le réservoir central. L’eau du réservoir contient ce corps étranger. Il y en a donc partout dans l’eau de l’île. Ne buvez nulle part ! Je ne sais pas comment ce produit a pu se mélanger à l’eau. En tout cas, ce qu’il faut faire, et je m’adresse aux techniciens que cela regarde, c’est fermer le réservoir, et brancher directement l’usine de fabrication d’eau douce sur la salle des pompes. La distribution sera un peu irrégulière mais dans quelques heures nous pourrons boire, en attendant d’avoir vidé et nettoyé le réservoir. Moi et les autres chimistes allons…
Une voix anxieuse se superposa à la sienne.
— Je vous en prie ! retirez-vous !… J’ai quelque chose à déclarer au sujet de l’eau… Je sais ce qui s’est passé… Laissez-moi la place…
Le chimiste prit un air étonné, puis son image s’effaça. Sur tous les écrans de l’île apparut le visage défait du Dr Lins.
— C’est moi, dit-il, qui ai empoisonné l’eau.
Frend avait regagné son lit. Les spasmes diminuaient d’intensité et de fréquence. Il s’épongea le front. Lins continuait :
— J’espérais qu’à la faveur du matin et des petits déjeuners, tout le monde ou, tout au moins, toutes les personnes à qui ce produit était destiné l’auraient absorbé, avant qu’on ait découvert qu’il était transporté par l’eau. Je regrette profondément que l’alerte ait été donnée. Tout d’abord soyez rassurés : ce produit n’est pas toxique en si grande dilution. Il provoque simplement des contractions du diaphragme, et chez la femme, en plus, des contractions de l’utérus suffisantes pour expulser un ovule fécondé… Oui, il s’agissait de provoquer l’avortement des jeunes filles enceintes… Car l’espoir dont nous nous étions bercés est mort. Il n’y a pas d’antidote à la contagion de l’immortalité : le C41 a échoué ! Mme Jeanne Corbet a subi la contagion cette nuit. C’est elle qui m’en a informé. Elle va vous le dire elle-même… Mme Corbet, où que vous soyez vous m’entendez… Voulez-vous confirmer mes déclarations ? »
Il y eut un silence. Lins écoutait, attendait, et son visage, à mesure que le silence se prolongeait, se défaisait davantage.
— Mme Corbet, je vous en prie, ceci est très grave !… Veuillez répéter ici, devant tout le monde, ce que vous m’avez dit cette nuit : vous êtes contaminée, vous voyez le rouge !
En surimpression sur le visage de Lins, apparut, transparent, un peu décadré, le visage de Jeanne. Elle avait le regard fixe, les yeux et les traits décolorés par la superposition des images. Pareille à un fantôme, elle parla d’une voix qui était à peine plus qu’un souffle, mais que tout le monde entendit.
— C’est vrai…, dit-elle.
La voix de Roland éclata dans les haut-parleurs :
— Jeanne, où es-tu ? Jeanne, je te cherche !
Dis-moi…
L’image de Jeanne s’effaça.
Près du ruisseau, dans le jardin, Mary la rousse, étendue sur l’herbe, se tordait en se tenant le ventre. Elle s’était éveillée, une heure plus tôt, et elle avait bu.
— J’ai pris mes responsabilités de médecin, dit le Dr Lins. C’était la seule façon d’obliger les jeunes filles à renoncer à leur grossesse. Et c’est encore possible… Je demande qu’on ne vide pas le réservoir. Je demande aux techniciens de ne pas brancher l’usine sur les pompes.
« Il faut onze jours pour renouveler entièrement l’eau du réservoir. Personne ne pourra rester tout ce temps sans boire… Je demande aux adultes de veiller sur le réservoir et l’usine. L’île doit boire cette eau, pour sa sauvegarde ! Nous allons tous souffrir… Plus ou moins… Les femmes plus que les hommes, et les filles enceintes plus que les autres… Mais quand ce sera terminé il n’y aura plus de danger pour l’île… Je demande pardon à celles qui vont perdre l’enfant qu’elles voulaient garder… Il est sans doute juste que nous souffrions tous pour ce crime que je suis en train de commettre au nom de tous… »
Davidson, l’évêque noir, sauta tout nu hors de son lit et se mit à invectiver l’écran :
— Protestant ! hypocrite ! assassin ! sadique !
Que Dieu te torde les tripes autour du cou !…
Il tomba à genoux…
— Pardon, Seigneur ! pardon ! Pardonnez-moi ! pardonnez-lui ! pardonnez à ces enfants, pardonnez-nous à tous, nous ne savons pas ce que nous faisons ! Nous ne savons rien, rien, rien !… Rien que Vous, Seigneur !…
Il se mit à sangloter, se signa, se releva, et, tout ruisselant de larmes, se rendit au lavabo, ouvrit le robinet, et but coup sur coup deux grands verres d’eau.
La mission de Samuel Frend ne consistait pas à intervenir dans les événements de l’île. Mais l’acte bref, décisif, qui s’imposait, lui apparut si clairement, que chez lui aussi le réflexe professionnel joua. Il s’habilla, en grimaçant parfois quand une douleur revenait, prit dans son placard un paquet de cigarettes et un stylo-bille, sortit, et se dirigea en courant vers l’usine d’eau. Des adultes, convaincus par le Dr Lins, se hâtaient dans la même direction. Frend connaissait bien l’usine de conversion de l’eau salée en eau douce. Il y avait travaillé quelque temps comme dans tous les centres vitaux de l’île. Quand il parvint dans la grande salle bleue, une violente bagarre opposait un groupe d’adultes de toutes couleurs à des adolescents, des garçons et surtout des filles, qui essayaient d’atteindre les commandes de la vanne reliant directement l’usine à la salle des pompes. Ce n’était pas exactement une bagarre : personne n’était armé, et les adultes se contentaient de faire barrage, d’essayer de repousser leurs assaillants, mais ils n’osaient pas frapper ces chairs tendres, ces chairs nues, de leurs fils et de leurs filles. Celles-ci étaient enragées, elles griffaient, elles mordaient, et ce fut une d’entre elles qui, la première, s’arma. Elle saisit une clef anglaise accrochée au mur et frappa. Un visage s’ouvrit et le sang jaillit. Il y eut une gerbe de cris féroces, les autres filles et garçons se saisirent de tout ce qu’ils purent trouver et en quelques instants firent la trouée vers la vanne.
Frend, à l’autre extrémité de la salle, déchira le papier de son paquet de cigarettes et en pétrit le contenu : c’était du plastic. Il le colla à l’endroit qu’il avait repéré, et y planta son stylo-bille après l’avoir réglé : c’était le détonateur.
Il vit que d’autres adultes et d’autres jeunes arrivaient et que la bataille reprenait et s’amplifiait autour de la vanne. Il sortit rapidement, par l’échelle qui conduisait à la trappe du plafond. À peine avait-il fait quelques pas au-dehors que l’explosion se produisit, ébranlant le sol sous ses pieds. C’était la pompe qui aspirait l’eau de mer jusqu’à l’usine qu’il venait de mettre hors d’usage.
Au premier relais d’émission qu’il rencontra, il boucha l’œil de la caméra avec sa main pour ne pas être vu, et parla dans le micro.
— Cessez de vous battre ! C’est inutile ! La pompe d’alimentation de l’usine vient de sauter ! L’eau de mer n’arrive plus ! Il faudra au moins une semaine pour réparer ou recevoir une autre pompe. Il n’y a plus que l’eau du réservoir ! Nous devons la boire ! Pour sauver l’île !…
Un groupe de jeunes arrivait en courant. Frend se tut et s’enfuit vers sa chambre.
Roland cherchait Jeanne. Elle n’était pas chez elle, personne ne l’avait vue ailleurs que sur l’écran. Il revint une fois de plus vers le jardin. Il en fut repoussé par un groupe de jeunes enfants qui en sortaient et qui le frappèrent à coups de poing. Une fille lui prit la main droite et la mordit. Il cria de surprise et de douleur, se dégagea et la gifla. Elle hurla. Les garçons le firent tomber, le frappèrent avec leurs pieds. Leurs talons nus étaient durs comme de la corne. Un coup à la gorge lui coupa le souffle. Il avait l’impression d’être piétiné par des moutons. D’un revers de bras il en fit tomber plusieurs, se releva, bouscula les autres, et entra de force dans le jardin.
Dès qu’il y eut fait deux pas il se rendit compte qu’il n’était pas possible d’aller plus loin. La foule des enfants s’agitait comme les abeilles d’une ruche qu’on vient de bousculer, et il en montait la même sorte de bruit collectif, aigu, rageur, menaçant.
Près du ruisseau, couchée au milieu d’un groupe, Mary gémissait et criait. Den, agenouillé près d’elle, essayait de la calmer. Il la prit sous les bras et l’aida à se lever. Il avait l’impression qu’elle aurait moins mal si elle marchait. Quand elle fut debout, quelques larmes de sang coulèrent sur ses jambes. Den la reposa à terre, et, les deux bras levés, les poings serrés, poussa un long cri de fureur.
Il était 7 heures du matin à l’îlot 307 et la lumière du jour brillait dans la citadelle. Autour de l’île, sur l’Océan, régnait encore la nuit noire, épaissie par une brume immobile dans laquelle les navires de l’amiral Kemplin tournaient comme des éléphants aveugles, cherchant à tâtons de leur radar la queue du précédent, et poussant à intervalles réguliers des barrissements d’inquiétude. L’amiral, dans la cabine du porte-avions où il avait passé la nuit, venait de boire du café en poudre dans de l’eau trop chaude. Il s’était brûlé le bout de la langue, il était furieux, il se rasait avec un rasoir électrique qui bourdonnait comme un sale insecte, encore une nuit abominable qui n’en finissait pas, puis il y aurait une courte journée que la brume avalerait et qu’on n’aurait pas le temps de voir avant que la nuit pourrie recommence. Bien de la chance si on passait seulement cinq ou six heures sans se rentrer dedans. Et, en plus, ces crétins de Russes avec leurs « chalutiers » et ces vermines de Chinois avec leurs « jonques », qui se rapprochaient sans cesse, comme s’ils cherchaient à se faire aborder, exprès, se faire éventrer, pour lui coller un sale incident sur le dos. Depuis une semaine, les radars en avaient repéré cinq dans le brouillard, trois « chalutiers » et deux « jonques ». Mais qu’est-ce qu’ils croyaient ? que c’était carnaval ? avec ces camouflages idiots ? Ils espéraient tromper qui ? Heureusement, la semaine prochaine il s’en allait, c’était fini pour lui, à un autre le tourniquet dans la purée. Deux mois de permission… repos… il irait au Texas… du sable et du soleil… plus d’eau ! plus une trace de vapeur d’eau à l’horizon !…
Rentré chez lui, Frend barricada sa porte, ouvrit son placard, fit sauter le camouflage de son installation et s’assura que tout était en état de marche. Il manipula le réglage de l’écran de sa chambre pour recevoir les diverses images envoyées par les caméras de l’île. Il vit la salle bleue de l’usine se vider, et les adultes emporter les blessés et peut-être les morts. Il vit le jardin bouillonner. Les enfants y arrivaient de partout et se concentraient autour de Han et de Den.
La mission de Frend ne consistait pas à intervenir dans la vie de l’île, mais à y aménager certaines installations. C’était fait. Et à informer les Grands en cas de crise grave. Il allait le faire. Et il se garderait bien de parler de son action dans l’usine des eaux. Le plus loyal des agents ne dit que ce qu’il juge bon.
Il tira à lui le boîtier blotti au fond de sa cachette et se mit à pianoter en morse, au moyen du bouton jaune.
À la Maison-Blanche, le chef de service d’écoutes fut réveillé en pleine nuit par le radio de garde et prit sur lui de faire réveiller le Président Nixon.
À Moscou, dans le jour finissant, Brejnev sortait du Kremlin à bord de la grande voiture noire présidentielle quand le téléphone placé à sa portée sonna. Il écouta, et ordonna au chauffeur de faire demi-tour.
À Pékin, Mao avait, comme tous les jours, bien occupé sa matinée, et la terminait par une conférence avec trois conseillers agricoles dans son cabinet de travail. Un secrétaire vint lui apporter un message tracé à la main. En souriant, Mao dit aux trois hommes qu’il avait fort apprécié leurs avis et les remercia. Ils sortirent. Le secrétaire également.